mars 2022, Comité Colbert

Xavier Terlet « La preuve va remplacer la promesse »

IL Y A BEAUCOUP À APPRENDRE DE LA GASTRONOMIE ET DE L’ALIMENTATION QUI REFLÈTENT, AVEC UN TEMPS D’AVANCE, NOMBRE DE TRANSFORMATIONS SOCIÉTALES. LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DE PROTÉINESXTC REVIENT SUR LES PRINCIPALES TRANSFORMATIONS À L’OEUVRE DANS CE DOMAINE.

Pourquoi l’enjeu de créativité est-il si crucial dans l’univers de l’alimentation ?
Manger est un acte fréquent, qui se répète trois fois par jour et se trouve au centre de notre existence, au sens propre comme au figuré, et c’est aussi un acte de plaisir partout dans le monde. L’habitude tuant le plaisir, qui voudrait s’ennuyer trois fois par jour ? D’où cette quête intrinsèque et permanente de nouveauté, de différence, à travers le travail sur le goût, les textures, les imaginaires, l’exotisme, le fun… Cette dynamique, source de variété, diffère d’un pays à l’autre du fait des usages, des coutumes ou des ingrédients locaux, ce qui démultiplie la créativité.

Quel rôle les chefs jouent-ils dans la réinvention de ce que l’on mange ?
Tous ces chefs ultra talentueux sont, à l’évidence, très inspirants. Ils prennent des risques, ils osent. Des émissions comme Top Chef ou MasterChef oeuvrent aussi, à leur façon, en faveur de la désindustrialisation de l’alimentation en montrant au plus grand nombre que, derrière un plat réussi, il y a d’abord de bons produits.

Aujourd’hui, le consommateur réclame néanmoins plus que de la surprise et du plaisir…
Les individus recherchent dans l’assiette un plaisir que des garanties viennent renforcer. Celles-ci peuvent porter sur la santé, la sécurité, la praticité, les pratiques éthiques, le respect de l’environnement, et ces garanties sont essentielles en effet pour conserver le plaisir de consommer le produit. Mon café, même délicieux, prendra un goût amer si j’apprends que les producteurs qui l’ont récolté sont exploités. Dans l’industrie de la pharmacie et de la santé, on est dans une logique inverse : j’achète une fonctionnalité de soin qui peut être garantie par le plaisir, un agréable goût de fraise dans le cas d’un sirop pour enfant par exemple.

La première préoccupation ne serait donc pas la santé ou l’écologie ?
Non, et le lancement des alicaments, qui s’est avéré le plus gros échec de la décennie 2000-2010, en témoigne. Danone, par exemple, avait misé gros sur le lancement d’Essensis, le yaourt qui « nourrit la peau de l’intérieur ». Il avait juste oublié de dire que ce yaourt était bon. Ce fut un fiasco. On observe le même scénario aujourd’hui avec l’écologie : des industriels vendent le respect de l’environnement avant de vendre du goût et du plaisir. Quand une marque de boisson affiche en très gros que sa bouteille est à 100 % recyclable, elle oublie que le contenant n’est qu’un moyen d’accès au contenu et elle ne me parle pas du produit lui-même. Dans l’alimentaire, il faut avant tout s’appuyer sur le plaisir de manger pour faire bouger les choses.

La réglementation s’est durcie néanmoins et a fait elle aussi bouger les lignes…
La réglementation est là pour répondre aux besoins des consommateurs, améliorer leur vie, et c’est un levier d’innovation. Chaque nouvelle contrainte va obliger les industriels à adapter et améliorer la composition ou la présentation de leurs produits. Même le consommateur qui ne se soucie pas de la qualité de ce qu’il mange va en bénéficier, c’est vertueux pour tout le monde.

La demande de produits « sans » ne va-t-elle pas encore plus loin ?
La tendance est de plus en plus au sain et au naturel, un phénomène évoqué sous le vocable de « clean label ». Cela consiste à éliminer des ingrédients artificiels ou controversés et à les remplacer par des ingrédients naturels pour proposer des aliments « sans », c’est-à-dire exempts de pesticides, d’additifs et autres, mais également respectueux du bienêtre animal et garants d’une juste rémunération des éleveurs ou des producteurs. La recherche de produits « sans » est facilitée par les applications mobiles de notation de produits de type Yuka, mises au point par des tiers indépendants. Elles apportent des données immédiatement accessibles sur un smartphone
dont certaines peuvent ne pas être souhaitées par l’industriel. C’est une véritable révolution dans l’information du consommateur.

Quelles transformations en attendre ?
Demain, cela ira encore plus loin avec le déploiement de la blockchain : les informations d’un bout à l’autre de la filière seront disponibles et l’on découvrira ce que l’on ignore encore. Si j’apprends que mon jambon favori, cuisiné dans des ateliers régionaux, est en réalité issu d’élevages européens, je vais lâcher ce produit. La preuve va remplacer la promesse. Ceux qui ne le comprennent pas risquent gros, car la sanction des consommateurs sera terrible.

Quelles tendances retenez-vous parmi toutes celles accélérées par la pandémie ?
Au niveau mondial, le nombre de lancements de produits comportant une promesse de santé ou d’immunité a été multiplié par 8 sur un an à compter de mars 2020 par comparaison avec les douze mois précédents. La végétalisation de la nourriture s’est aussi accélérée, favorisée par l’arrivée de substituts de fromages, de poissons et de viande. La « cuisine maison », une tendance déjà forte avant la crise, s’est accélérée. Il y a aujourd’hui une recherche de plus de facilité et de gain de temps, d’où un intérêt marqué pour les kits et autres solutions qui permettent de faire soi-même rapidement. On constate aussi une poussée des produits réconfortants, un peu gras et sucrés, mais qui font du bien psychologiquement. Autrement dit, on fait davantage attention à ce qu’on mange, mais on se lâche par moments.

  • C’est au contact des clients de Carrefour, où il a débuté sa carrière, que Xavier Terlet a commencé à s’intéresser aux tendances de consommation. Il se lance dans le domaine de l’information alimentaire en créant la société d’éditions spécialisées Nouveaux Produits Nouveaux Marchés (cédée au groupe Stratégies), puis XTC World Innovation. Il développe alors la première base de données des innovations alimentaires mondiales disponible sur Internet. Cette mine d’information nourrit son activité de veille et de conseil en innovation alimentaire, à présent exercée à travers ProtéinesXTC, qu’il dirige. Cette société est issue de la fusion en 2019 de XTC avec l’agence de communication Protéines. Xavier Terlet est également Professeur-consultant en marketing de l’innovation alimentaire à AgroParisTech.