mars 2022, Comité Colbert

Jolanta Bak « Le corps devient un lieu de résistance »

LA VOLONTÉ DE PRENDRE SOIN DE SOI POUR SE RÉPARER SORT RENFORCÉE D’UNE CRISE QUI A RÉVÉLÉ NOTRE VULNÉRABILITÉ, RELÈVE CETTE PROSPECTIVISTE, QUI CONSEILLE LES ENTREPRISES SUR LES SUJETS DE LA RÉVOLUTION VERTE ET DE L’ÉTHIQUE.

Avouer sa vulnérabilité est généralement mal vu. La pandémie a-t-elle changé les choses ?
La grande vulnérabilité qui s’est manifestée – et que personne n’avait vu venir – est liée à la santé mentale. Ce « corps mental » est apparu comme un lieu de fragilité. Cela s’est manifesté par des troubles psychiques chez les personnes seules, chez les étudiants ou chez les enfants… C’est une découverte et un vrai sujet, dont nos sociétés vont devoir s’occuper. Les jeunes générations étaient conscientes, depuis des années, qu’elles seraient amenées à vivre un jour dans un monde un peu apocalyptique. Pour elles, le monde est à présent au-delà de la fragilité ou de la vulnérabilité, ce qu’il vit est de l’ordre de l’agonie exigeant une action de sauvetage.

La relation aux autres en est-elle changée ?
La pandémie a fait prendre conscience à tous du fait que nous sommes tous reliés et interdépendants sur la planète. On a pris la mesure des limites et de la puissance de la globalisation : les humains ont été malades et on n’arrive pas à stopper l’épidémie, mais sans mondialisation et coopération, on n’aurait pas pu développer des vaccins en quelques mois. Plus que jamais, il semble que le bonheur individuel ne se conçoit plus sans le collectif, sans les autres, qu’il s’agisse de la famille ou des amis… Les plus jeunes sont entrés dans une ère post-individualiste liée à leur conscience de faire partie d’un tout. Cela se traduit par un refus du repli et par leur désir de contribuer au monde. Ce besoin de lien social se manifeste dans les comportements dits de revanche : que ce soit sous forme de convivialité intense ou par le besoin viscéral de reprendre les voyages pour s’ouvrir à la culture de l’autre malgré les contraintes.

A-t-on pour autant basculé, selon vous, dans une société dont la priorité sera d’agir pour réparer nos personnes et notre environnement ?
Concernant le soin des personnes, il ressort très clairement de la pandémie que l’on recherche désormais les réponses et les solutions en soi. Il y a un recentrage sur notre corps, physique et mental, qui devient un lieu de résistance. La résilience, la bonne santé, les défenses immunitaires forment un bouclier qui va me protéger, la question de la longévité se posant en toile de fond. Si j’ai 30 ans, comment je m’occupe de ce corps que j’habiterai toujours dans cinquante ans ? Quant au soin actif à apporter à cette planète qu’il est urgent de guérir, cela s’exprime déjà chez les plus jeunes par des postures, des protestations et des actes, notamment dans la consommation. Cette génération mise aussi beaucoup sur les révolutions technologiques pour résoudre les défis environnementaux.

Comment se traduit le recentrage sur soi ?
Les individus vont investir de plus en plus de temps et d’argent dans leur corps résilient, armé et capable de bien vieillir et de résister à la nouvelle vague de Covid ou à la prochaine pandémie, notamment par la pratique d’activités physiques ou holistiques, qui proposent des voies respectueuses et harmonieuses pour faire la paix avec soi-même, écouter les rythmes du corps, prendre soin de son mental, être « cool », pas stressé… Ce n’est pas par hasard qu’il y a une véritable explosion du yoga et de la méditation. S’accepter tel que je suis est un peu le pendant de cette quête : en positif, il a débouché sur le mouvement de « body positivity » et, en négatif, sur des désordres mentaux et un possible repli sur soi.

Comment les activités liées au bien-être peuvent-elles bénéficier de ces évolutions ?
L’industrie du bien-être – déjà conséquente – va certainement se développer et les frontières de ce business vont surtout s’élargir. Il ne s’agira plus seulement, comme on l’a vu, de s’occuper du corps physique, il va falloir également s’ouvrir à la prise en charge des besoins mentaux et, donc, à de nouvelles compétences. On peut imaginer par exemple des séjours autour de la spiritualité, tels que des retraites dans des monastères du XXIe siècle ou des ashrams, ou encore des propositions d’alimentation du bien-être et de l’équilibre qui seraient adaptées à mon ADN, à mon épigénétique… De cette rencontre entre l’archaïque et l’hyper-technologique, liée à une acception plus large de l’idée de soin, naîtront de nombreuses opportunités pour l’hôtellerie, l’alimentaire, les cosmétiques ou encore la mode. In fine, dans nombre de domaines, les clients se poseront la question suivante : « Ce que l’on me propose de vivre me fait-il du bien ? »

Le monde du travail sera-t-il également impacté par ces questionnements ?
Ces évolutions joueront un rôle fondamental comme on le voit déjà chez les jeunes adultes dans le choix de leur lieu de vie, la sélection des entreprises où ils veulent travailler ou non, leur vision des modes de carrière. Un refus grandissant du stress provoqué par le travail et par la « rat race » émerge. Les employeurs devraient être attentifs à cette autogestion croissante de la vie et devront dorénavant se demander comment vont leurs collaborateurs, veiller à ce qu’ils travaillent à leur rythme… Dans les entreprises, et plus largement dans la société, un certain nombre de choses qui étaient acceptables ou négociables ne le sont plus du tout. Le déséquilibre entre vies personnelle et professionnelle, la prédation sexuelle, le sexisme, l’intolérance ou le fait de polluer de manière irresponsable en sont des exemples.

  • Fondatrice de la société de conseil en stratégie Amarcord, Jolanta Bak s’emploie à établir des ponts entre les sciences humaines et le marketing, souvent trop ignorant à son goût de la sociologie, l’anthropologie ou la littérature. Originaire de Pologne, elle a elle-même fait des études de lettres aux États-Unis, dans les universités de Rice et Harvard, avant de s’installer en France en 1982. Une grande partie de sa carrière s’est déroulée au sein d’agences de publicité, au planning stratégique. Les implications de la révolution verte et éthique sont au centre de ses activités de prospective et de conseil depuis plus de vingt ans. Jolenta Bak y voit « un facteur d’innovation et de différenciation positive » pour les marques et les entreprises de tous les secteurs.