mars 2024, Comité Colbert

Extension et transformation du domaine du luxe

Début 2022, au n° 30 de l’avenue Montaigne, Dior a inauguré un lieu sans équivalent, réunissant histoire, savoir-faire et créativité sous un même toit : une boutique sur deux niveaux, un restaurant, une pâtisserie, trois jardins, un musée retraçant l’épopée de Christian Dior, mais aussi des ateliers de haute couture et de joaillerie. Au-delà du nécessaire réenchantement des boutiques à l’ère du commerce en ligne, « l’idée est de captiver le consommateur dans sa globalité, en cohérence avec ses associations culturelles et symboliques, l’enjeu sous-jacent étant de susciter plus qu’un acte d’achat isolé et de faire adhérer le prospect à la marque en tant qu’ensemble culturel », analyse Céline Gendry-Morawski, qui voit là l’illustration de la théorie du désir « en grappe » de Gilles Deleuze. Sans être un expert du luxe, le philosophe avait vu juste en avançant que l’individu ne désire pas seulement un objet isolé mais toute une grappe d’objets associés à celui-ci. Gastronomie, voyage, beauté, bien-être, édition, art… L’extension du domaine du luxe semble ne connaître aucune limite en effet. Qu’il s’agisse de visiter des territoires proches de l’univers de la maison, de s’en éloigner un peu pour proposer des objets plus accessibles ou de se projeter dans des univers plus immatériels. Dans cette transformation, « les pouvoirs du divertissement et de la culture sont mobilisés comme jamais auparavant », souligne le chasseur de tendances Vincent Grégoire. Être omniprésent, audacieux et joueur… C’est à ce prix que se gagne la bataille de l’influence et de l’attention, amplifiée par le miroir des réseaux sociaux. Résultat ? Les modèles économiques de Mattel, Netflix, Disney, Nike et de certaines griffes n’ont jamais été aussi près de fusionner, relève-t-on avec humour chez NellyRodi. Balenciaga s’est ainsi amusé à présenter sa collection printemps-été 2022 par un épisode inédit du dessin animé The Simpsons. Christian Louboutin vient de signer une capsule inspirée des super-héros de l’univers Marvel pour célébrer le centenaire des studios Disney. Quant au premier show parisien créé en juin 2023 sur le Pont Neuf par Pharrell Williams pour Louis Vuitton, il a débuté par un concert du pianiste Lang Lang et s’est clos sur une performance du rappeur Jay-Z. « Créer une expérience immersive frappante » était bien le propos de Pharrell Williams, convaincu que « tout tourne autour de la visibilité ». Un objectif qui revient comme un leitmotiv dans l’étude conduite auprès d’acteurs du luxe par Émilie Cousteau(1).

« Comment faire en effet l’expérience totale de l’univers d’une marque si l’on se rend moins souvent dans ses boutiques, son offre étant accessible en e-commerce ?, interroge cette experte en stratégie. L’idée est donc de vous emmener dans une expérience ultra-sensorielle qui vous soustrait à la réalité et à ses irritants : vous vous retrouvez dans une sorte de bulle, 100 % réceptif et 100 % connecté émotionnellement à la marque. » Une voie explorée, par exemple, lors du bal de Paris de Blanca Li, imaginé en partenariat avec Chanel, où musique et danse fusionnent avec la réalité virtuelle. C’est ainsi que, à coups de surprises et d’esprit de réinvention, mais également de temps long et de patience, les nouveaux paradigmes du désir de luxe se dessinent.

Quels nouveaux imaginaires naîtront de ces (r)évolutions du désir ? Comment l’émerveillement devant la nature et le désir d’objets matériels pèseront-ils dans la balance!? L’amour du ciel bleu sera-t-il suffisamment puissant pour éclipser l’attrait d’un nouveau smartphone ou d’un nouveau vêtement ?, s’interroge dans une tribune Marion Genaivre, du cabinet de philosophie Thaé(2). Personne n’ignore la réelle ambivalence du désir, ce qui explique la méfiance à son égard et les tentatives des penseurs, dès l’Antiquité, de distinguer les désirs légitimes d’autres qui seraient dangereux. La finitude des ressources de notre planète et les dérèglements climatiques nous rappellent à la raison, à la modération.

Ni mode, ni gastronomie, ni art, ni plaisir, ni joie sur une planète morte. Alors faut-il satisfaire tous les caprices ? Ou refuser, comme le traiteur Potel & Chabot (Momense), de proposer des fraises des bois toute l’année ? Leur saveur ne réside-t-elle pas justement dans l’attente de leur retour ? La sobriété est un choix. Il s’agit moins de brider que de construire une éthique du désir. Pour ces fabriques à rêves que sont les marques, il sera donc crucial de prendre des décisions audacieuses au nom de leurs clients, qui privilégient de plus en plus le vivre sur l’avoir.

© LA PARCELLE, SOPHIE SCHIANO DI LOMBO/CHANEL

1.« Luxury, Immersion, and the Lifestyle Revolution », étude sous la direction du professeur de l’Insead David Dubois, à paraître au printemps 2024.
2.« La sobriété est-elle (in)désirable ? », newsletter de Thaé, Philo’pop n° 42, juin 2022.