février 2022, Comité Colbert

RA 2021 Dominique Desjeux « Le réchauffement climatique impose de jouer collectif »

POUR CE SOCIO-ANTHROPOLOGUE, QUI A ENQUÊTÉ SUR LE QUOTIDIEN DE TREIZE FOYERS PENDANT LE CONFINEMENT EN 2020, CETTE PÉRIODE A ÉTÉ PROPICE À L’APPRENTISSAGE DE NOUVEAUX COMPORTEMENTS.

Face au réchauffement climatique, vit-on, pour la première fois de l’histoire de l’humanité, la même chose au même moment partout sur Terre ?L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, l’un des meilleurs spécialistes du climat à travers les âges, a montré à quel point le climat a toujours bousculé la vie des hommes et ce, de l’Empire romain à la Chine. C’est humain, mais on a tendance à penser qu’on est le premier à vivre ce que l’on vit, ce qui nous plonge dans l’angoisse, dans l’écoanxiété en l’occurrence. En outre, personne n’arrive à visualiser les conséquences concrètes que deux ou trois degrés de plus sur la planète auront sur notre vie quotidienne, c’est trop flou. Il faudrait pourtant passer de cet état d’angoisse, qui nous paralyse, à la peur, qui nous signale le danger mais nous pousse à agir. Il est donc important de repérer les moments du passé présentant des similitudes avec ce qui nous arrive et de montrer que certaines solutions ont pu être trouvées.

Nous avons vécu temporairement confinés, en télétravail, privés de sorties et de voyages, mais sommes-nous prêts à transformer collectivement et durablement nos modes vies ?
Le combat de l’écologie et de la lutte contre le réchauffement climatique émerge comme un projet collectif positif et central, toutefois la morale punitive qui l’accompagne rend peu désirables les sociétés ascétiques vers lesquelles on se dirige. Il y aura des contraintes, des pénuries d’énergie, de matières premières et de produits, on le voit déjà. L’ère de la grande consommation – qui a débuté dans les années 1920 aux États- Unis, après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest et au tournant des années 2000 en Chine – a été accompagnée d’un marketing incitant à l’hédonisme. Il va falloir renouer avec la sobriété, mais on peut imaginer les difficultés qu’il y aura à accepter ces frustrations au vu des énormes contraintes à exercer sur nos modes de vie pour faire baisser de 5 % les émissions mondiales de CO2. Le confinement a arrêté toute la mobilité des transports et du tourisme. Qui est prêt à fournir de nouveau un tel effort ?

Les plus chanceux d’entre nous n’ont-ils pas fait justement l’apprentissage d’une sobriété relativement « heureuse » pendant les confinements ?
Il faudra des bouleversements d’une toute autre ampleur que la croissance des activités sportives, ludiques ou culinaires pour vivre autrement. Le domaine de la cuisine, qui a suscité un engouement spectaculaire, fournit néanmoins un bon exemple de nouvel apprentissage. Cloîtrés chez eux et incités à limiter les courses à une fois par semaine, les individus ont appris à gérer leurs stocks. Ils ont jonglé entre des produits à rotation rapide de type yaourts ou beurre et longue comme la farine, mais aussi des produits à conservation courte – fruits et légumes, en particulier lorsqu’ils étaient bio – et à conservation longue tels que les pâtes, le riz ou les conserves… C’est bien la preuve que l’on peut s’adapter à des contraintes nouvelles.

Quels sont les facteurs clés de réussite dans ces changements ?
Grâce au temps de transport libéré, le télétravail apparaît comme un puissant levier de changement des modes de vie des classes moyennes et supérieures, en revanche cela ne concerne pas les plus pauvres. Mais si le temps redevient une contrainte, on peut imaginer que les individus retourneront sans doute aux pratiques antérieures. C’est ce que j’appelle le jeu des contraintes et des valeurs. Si l’on est sous contrainte, en particulier de pouvoir d’achat comme on l’a vu après la crise de 2008, les arguments économiques en faveur du changement sont puissants : on mutualise, on développe des pratiques circulaires et écologiques, car elles permettent d’économiser. Quand on n’est pas sous contrainte, on garde éventuellement les valeurs mutualistes, mais on reprend ses pratiques individualistes.

Est-ce le reflet de sociétés de plus en plus fragmentées ?
Les sociétés ont toujours été fragmentées, c’est un invariant. Ce qui est nouveau, c’est la forme de la fragmentation. Des Gilets jaunes à certains mouvements militants associatifs en passant par les anti-vaccins, il est frappant de constater que les mouvements sociaux se doublent d’individualisme, ce qui semble un oxymore. Les revendications portent sur ma liberté, mon corps, ma santé… Ces postures semblent contradictoires et incompatibles avec cette sobriété qui nous demande de jouer collectif. On voit actuellement circuler ces idées dans le monde entier, et elles renvoient, à mon avis, au libertarisme. On ne peut s’empêcher de penser à l’approche de certains PDG de la Silicon Valley qui misent sur la planète Mars comme refuge lorsque la Terre sera devenue invivable, plutôt que d’investir leur argent dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Certains sociologues avancent que la sobriété, voire la déconsommation, pourrait devenir une forme de distinction sociale. Souscrivez-vous à cette idée ?
Je ne partage pas l’idée, un peu naïve, selon laquelle les classes sociales disparaîtraient petit à petit, même si la façon de les définir a évolué. Il y aura toujours des hiérarchies culturelles et des signes de distinction caractéristiques de ces groupes. On peut donc très bien imaginer que la classe moyenne supérieure cherche à se distinguer par des formes de sobriété. La question est de savoir à partir de quels produits et objets, ou comment va se faire cette distinction. Cela pourrait passer par l’achat de produits artisanaux, en circuits courts, mais aussi par des mouvements plus radicaux de retrait du monde.

  • Après avoir travaillé sur la sociologie des organisations avec Michel Crozier, Dominique Desjeux a enseigné et mené des recherches sur les innovations agricoles à Madagascar et en Afrique. Depuis 2014, il est Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne sciences humaines et sociales, où il a, par le passé, dirigé le magistère de Sciences sociales appliquées aux relations interculturelles et fondé le premier doctorat professionnel en Sciences humaines et sociales. Ses recherches et ses études internationales l’amènent à intervenir auprès de nombreuses entreprises privées, de ministères et d’ONG. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la consommation, la mobilité, les innovations et les décisions dans les organisations et les transformations de l’espace domestique familial, dont L’Empreinte anthropologique du monde (Peter Lang, 2017).