December 2025, Comité Colbert

Rendez-vous avec Marc Chaya, Co-fondateur et Directeur général de Maison Francis Kurkdjian

“La création d’un parfum est un geste artistique à part entière”.

C’est l’une des maisons les plus réputées à travers le monde, portée par l’esprit visionnaire de son co-fondateur, le parfumeur Francis Kurkdjian. Marc Chaya explique les éléments-clés de ce succès, depuis la stratégie internationale de l’entreprise à cette vision très contemporaine de penser le parfum.

La Maison a fait l’événement cet automne avec l’exposition « Parfum, Sculpture de l’invisible » au Palais de Tokyo. Comment l’idée est-elle née ?
Avec cette exposition, nous avons voulu illustrer la conviction qui préside au travail de Francis Kurkdjian…. Pour explorer toute la dimension du parfum, il faut le sortir de son flacon. Francis a expérimenté ce concept dès 1999, lors d’une collaboration avec l’artiste Sophie Calle qui lui avait demandé d’exprimer l’odeur de l’argent. Il a alors pris conscience que son travail de créateur pouvait aller au-delà d’une commande cadrée par un brief marketing, et lui permettait aussi d’exprimer sa propre vision. Depuis notre rencontre en 2004, nous n’avons eu de cesse de porter ce propos. Dès 2006, Francis a conçu de grandes installations à Versailles : parfumer les fontaines des jardins, organiser un lâcher de bulles parfumées pour les Grandes Eaux Nocturnes. Pour célébrer ses 30 ans de création, il nous a semblé évident de mettre en lumière cette démarche, de faire revivre au public ces conversations menées avec des photographes, musiciens, scénographes…Conçue dans un lieu muséal comme le Palais de Tokyo, cette rétrospective a été l’opportunité de montrer la richesse des collections de la Maison mais aussi la créativité de son directeur artistique qui offre une façon, globale et très contemporaine, de penser et porter le parfum. Nous avons ainsi rempli l’une de nos grandes missions : apporter de la poésie et de l’exaltation à travers un parfum de créateur.

Comment expliquez-vous le succès mondial de votre best-seller, Baccarat Rouge 540 ?
Il arrive que des créateurs nous révèlent ce qui est à venir, imaginent un objet qui vient synthétiser l’air du temps, l’état du monde et nous touche profondément. Je crois que Baccarat Rouge 540 est tout cela. Avec ce parfum, Francis a apporté un sentiment de « Jamais vu » et, en même temps, une sensation de réconfort, de beauté, de sensualité. Le cristal – au cœur du processus créatif – a joué un rôle-clé dans cette alchimie. Francis a visité la manufacture de Baccarat où il a découvert la magie de ce savoir-faire exceptionnel, cette façon dont les verriers manient les cannes à souffler avec, au bout, ces pampilles de cristal de quelques grammes. Le parfum s’inspire de cela, il exprime cette tension unique entre force et délicatesse. La complicité tissée avec les artisans a permis à Francis de donner vie à un parfum qui fait l’unanimité depuis sa création en 2014. Décliné en eau et en extrait de parfum mais aussi en une multitude de gestes parfumés, Baccarat Rouge 540 n’est pas seulement numéro Un de nos ventes, c’est l’un des parfums les plus vendus au monde. Mieux encore, il prend sa place au sein d’un véritable vestiaire olfactif qui réunit d’autres fragrances emblématiques, Aqua Universalis, Oud satin mood ou encore Gentle Fluidity.

Quelle est votre stratégie à l’international ? Vous tournez-vous également vers des marchés émergents ?
Nous ne sommes pas une Maison d’ouverture ni de lancement. Nous sommes installés aux Etats-Unis depuis la création de la maison en 2009, en Chine depuis quatre ans. Nous avons ouvert 800 portes en 16 ans, ce qui est très peu au regard du potentiel de la Maison, et de celui du parfum. Nous voulons prendre notre temps et travailler avec des partenaires capables d’exprimer notre définition du luxe : la valeur de la création, l’obsession de la qualité, l’excellence de l’expérience en points de vente. Néanmoins, nous nous tournons bien sûr vers les marchés les plus porteurs.  La Chine où nous accélérons, le Japon et l’Asie du Sud-Est où la demande est très forte… Nous sommes concentrés aussi sur ce que l’industrie appelle « le sixième continent ». Le marché des aéroports, devenus de véritables lieux de vie, d’expérience et de plaisir. Notre expansion se fait également, et de façon très dynamique, à travers le Travel Retail et dans les aéroports.

Vous connaissez un développement très important. Pouvez-vous nous partager quelques chiffres ?
Notre Maison affiche une croissance à deux chiffres en 2025 et elle a multiplié son chiffre d’affaires par 20 durant les dix dernières années.

Vous mettez en avant un artisanat très français. Comment vous préservez cette exigence dans un contexte de forte croissance et la volonté d’une préservation de la biodiversité ?Nous relevons le défi grâce à nos partenaires français qui ont la capacité de nous accompagner. Nous avons transféré l’essentiel de notre supplychain en France et nous sommes soutenus par une industrie très dynamique. Nous travaillons de longue date avec les verriers Pochet du Couval et Verescence, notre façonnier basé à Évreux qui fabriquait 3000 flacons en 2015 et plusieurs millions aujourd’hui. Par ailleurs, la Maison est très active en termes de préservation de la biodiversité. Nous travaillons sur un packaging restreint. Nous réduisons le poids du verre et privilégions des matières premières 100% recyclées et recyclables. Nous finançons plusieurs associations qui œuvrent pour cette préservation. Nous avons monté un programme autour de la biodiversité au Maroc avec Reforest-Action et mécénons l’Observatoire de la Biodiversité du château de Versailles.

Certains de vos concurrents se sont diversifiés dans le make-up ou la cosmétique. Y réfléchissez-vous ?
Nous cherchons toujours à trouver du sens à nos diversifications. Nous ne sommes pas une Maison de couture, donc le make-up ne fait pas sens pour nous, même si les choses peuvent évoluer. Le soin, lui, fait sens et nous proposons déjà des crèmes pour le corps, des huiles parfumées, des brumes pour les cheveux. Cette offre peut être amenée à se développer si nous observons qu’elle devient une source importante de désir, et de plaisir, pour nos clients.

Vous êtes membre du Comité Colbert et vous avez participé à l’événement les De(ux)mains du Luxe. Une façon de faire connaître la richesse du secteur, de susciter des vocations ?
Ce rendez-vous est essentiel car il permet de montrer l’importance et la richesse des métiers du luxe en France. C’est aussi une manière de faire découvrir aux parents des métiers qu’ils ignorent et qu’ils ne sont donc pas enclins à valoriser auprès de leurs enfants. Il me semble crucial de mettre en lumière les métiers manuels, de montrer qu’ils peuvent offrir des carrières riches et épanouissantes.

La Maison est mobilisée autour de l’extension du droit de la propriété intellectuelle, reconnaissance qui n’existe pas aujourd’hui et qui contribue à expliquer le phénomène des dupes. Comment œuvrez-vous pour que les choses changent ?
L’exposition du Palais de Tokyo illustre notre stratégie. Nous cherchons à rappeler au grand public l’importance du parfum dans nos vies, et son lien naturel avec l’art et la culture. Aujourd’hui, le parfumeur est décrit comme un « nez » et le parfum comme un « jus », ce qui éclipse le rôle central du geste artistique dans la création d’une fragrance, sans compter l’impact économique de cette industrie. Lorsqu’on ne respecte pas la création, on finit par la perdre. Dans notre domaine, le parfumeur risque de s’en retrouver dépossédé car elle peut être dupliquée, sans crainte et sans investissement. Face à cette situation, notre propos est de susciter une prise de conscience. Nous pensons qu’elle participe à résoudre le problème, tout en militant pour que le parfumeur soit intégré à la liste des métiers d’art, ce qui n’est pas encore le cas.

En tant que cofondateur, quelle est aujourd’hui votre plus grande fierté dans le parcours de Maison Francis Kurkdjian ?
Ma fierté est celle du chemin parcouru. Cette exposition au Palais de Tokyo en est peut-être le symbole car elle a permis à la Maison de s’exprimer à 360°. Elle est aujourd’hui très connue, bénéficie d’un grand succès mais le public mesure désormais sa dimension artistique, ce qui offre un autre regard sur nos collections. Je tire de cela un sentiment de complétude et une reconnaissance infinie pour tous ceux qui nous ont soutenus. Nos actionnaires, nos partenaires et nos équipes.