mars 2023, Comité Colbert

« La sobriété a été longtemps une évidence »

DANS CE TEXTE, PUBLIÉ AVEC SA PERMISSION PAR LE COMITÉ COLBERT, CE SPÉCIALISTE DE L’HISTOIRE DES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES LE RAPPELLE : DURANT UNE GRANDE PARTIE DE L’HISTOIRE HUMAINE, LES POPULATIONS ONT SU S’ORGANISER POUR RÉPARTIR DES SOURCES D’ÉNERGIE PEU ABONDANTES, GÉRER LES PÉNURIES POUR SE CHAUFFER, S’ALIMENTER, SE DÉPLACER, OU ENCORE PRODUIRE DES BIENS.

Sobriété. Ce mot n’a sans doute jamais autant circulé que dans le contexte actuel, marqué par les catastrophes environnementales, le retour des guerres, des pénuries et de l’inflation. Mais de quoi parle-t-on au juste »? Longtemps utilisé pour désigner le fait de boire peu d’alcool, le mot sobriété renvoie de plus en plus à l’action d’économiser la planète et ses ressources. Initialement portée par les mouvements de la Décroissance, la notion de sobriété énergétique a émergé très lentement dans le débat public avant de s’imposer comme une évidence aujourd’hui. L’Association négaWatt, créée en France en 2001, a  contribué à le diffuser, à travers la promotion de l’efficacité et des « énergies renouvelables ». En 2010, un ouvrage à succès de Pierre Rabhi1 appelait également à une « sobriété heureuse ». La sobriété énergétique est désormais reconnue comme un objectif des politiques publiques, et elle a été inscrite dans le premier article de la « Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte » votée en 2015. Pourtant, la sobriété recouvre des significations floues et ambiguës. Entre la réduction de nos consommations et la relance d’un projet productiviste, le chemin est tortueux. Pour beaucoup en effet, la sobriété est d’abord un contrefeu au terme de décroissance, qui suscite toujours le rejet. Si la sobriété implique une baisse de la consommation d’énergie et, donc, une décroissance énergétique, la loi de 2015 l’associe quant à elle à un « mode de développement économique respectueux de l’environnement », mais également innovant et garant de la compétitivité des entreprises. Dans ce contexte, le mot risque fort de rejoindre le long catalogue des oxymores qui prolifèrent depuis trente ans, comme le « développement durable » ou la « croissance verte ». Loin de la sobriété annoncée, les sociétés contemporaines
extraient et utilisent toujours plus d’énergie et de matières. Si la consommation d’électricité tend à se stabiliser en France depuis 2010 – après avoir triplé entre 1973 et 2010 –, elle continue de croître dans le monde alors que de plus en plus d’objets sont électrifiés, des voitures aux innombrables « objets connectés ». Entre 2000 et 2017, l’énergie finale consommée dans le monde a ainsi augmenté de 40 %, entraînant une relance des émissions de CO2. Les combustibles fossiles représentent quant à eux toujours plus de 80 % de l’énergie primaire consommée. Alors que la sobriété impose plutôt de réfléchir aux non-usages, aux diminutions de consommation, aux infrastructures et modes de vie ou à la signification profonde des besoins, les efforts de sobriété continuent de porter sur la recherche de gains d’efficacité, d’innovations « disruptives » et sur la promotion des énergies dites renouvelables qui, couplées au numérique, sont censées se substituer aux énergies fossiles. Rompre avec l’idéal d’abondance énergétique, sur lequel se sont construits les économies industrielles et les modes de vie depuis deux cents ans, devient à l’évidence chaque jour plus urgent. Un détour par l’histoire peut sans doute nous aider. L’histoire de l’énergie ne se réduit pas à l’imposition de nouvelles technologies plus efficaces et productives comme on le pense souvent. Le passé fut traversé de doutes à l’égard des sources d’énergies fossiles et d’expérimentations alternatives. Dès les débuts de l’âge industriel et l’adoption des combustibles fossiles, les risques et les craintes d’épuisements, comme le spectre d’un « état stationnaire » imposé par les limites des ressources poussent les ingénieurs, les savants et les autorités à multiplier les promesses. Alors que la confiance dans le progrès s’affirme, beaucoup d’observateurs mettent leurs espoirs dans de futures découvertes et des utopies souvent hors-sol.
Vers 1870, Gaston Tissandier, éditeur de la revue La Nature et passionné de prouesses techniques, repousse ainsi le spectre d’une fin du charbon en affirmant qu’il n’y a « pas lieu de s’inquiéter pour l’avenir
[…] Quand l’heure funeste aura sonné, quelque génie, sortant des rangs, saura féconder le champ des grandes découvertes ». Tissandier imagine ainsi que le « feu central perpétuel [qui] brûle sous  l’épiderme de notre globe » deviendra « un jour l’unique foyer de toutes les machines ». L’idée que l’énergie est disponible en abondance et qu’il suffit de trouver les moyens adéquats pour l’extraire et  l’utiliser devient un leitmotiv chargé de repousser les funestes prévisions. Loin d’une nouveauté, il faut pourtant rappeler combien la sobriété a longtemps été une évidence. Elle était dominante lorsque l’accès à l’énergie était marqué par des contraintes importantes, faisant de fait des mondes anciens des sociétés de faible intensité énergétique. Durant une grande partie de l’histoire humaine, les populations ont su s’organiser pour répartir des sources d’énergies peu abondantes, gérer la pénurie pour se chauffer, s’alimenter, se déplacer, ou produire des biens. Par la suite, la sobriété a de plus en plus été interprétée, à partir du XIXe siècle, comme un signe de misère ou de retard. On célèbre alors les promoteurs du charbon, du pétrole, du nucléaire comme des héros apportant richesse et abondance, tandis que leurs opposants et tous ceux qui cherchaient d’autres chemins ont été oubliés et rejetés dans les poubelles du passé. Sans idéaliser la frustre simplicité des sociétés passées, n’y aurait-il pas quelques leçons à tirer de ces expériences »? Pour se préserver des rigueurs du temps, les populations paysannes privilégiaient par exemple des méthodes simples comme l’adaptation du corps au milieu : en se couvrant simplement de vêtements chauds y compris à l’intérieur, en utilisant des petites bouilloires portatives, ou en adoptant des modes de sociabilité adaptés. L’essor de la production et de la consommation passe souvent au XIXe siècle par l’adoption des petits moteurs simples et fabriqués localement, comme les manèges de chevaux, les manivelles et autres dispositifs modestes et robustes permettant d’accroître la force disponible et le travail, sans passer par les technologies de la vapeur, en particulier dans les pays comme la France qui manquaient structurellement de charbon et de pétrole. Il est important aujourd’hui d’étudier l’industrialisation en s’écartant de la fascination pour les machines puissantes fondées sur les combustibles fossiles, pour retrouver ce que faisaient réellement les acteurs, quels types d’outils et d’équipement ils utilisaient au quotidien. La sobriété fut aussi le produit des périodes de trouble. Les deux guerres mondiales du XXe siècle créent ainsi des problèmes  d’approvisionnement, qui poussent les populations à apprendre à faire sans. Les États décident des rationnements, les entreprises et les habitants doivent imaginer des stratégies pour produire et se  déplacer sans pétrole ni charbon. Si en France, les privations ont surtout été perçues comme une souffrance intolérable née de la défaite et de l’Occupation, en Grande-Bretagne au contraire le rationnement fut davantage accepté comme un moyen de s’organiser collectivement pour affronter l’ennemi et souder la population derrière un projet de résistance. Les expériences de rationnement, au cours desquelles des populations ont fait le choix volontaire de limiter leur consommation, méritent d’être explorées, à l’image du rationnement du pétrole expérimenté dans divers pays lors des chocs pétroliers des années 1970, ou dans certains contextes géopolitiques comme à Cuba. Ces expériences furent toutefois de courtes durées et profondément ambivalentes : après la fin d’un conflit, la sobriété est disqualifiée comme le résultat d’une contrainte extérieure. Par ailleurs, la baisse de certaines consommations énergétiques est suivie généralement d’une relance, sans compter que les deux guerres mondiales ont été des moments décisifs dans l’imposition des nouvelles technologies énergétiques, qu’il s’agisse du moteur à explosion et du pétrole, de l’électricité ou du nucléaire.

L’URGENCE DU DÉFI ÉNERGÉTIQUE
À partir des années 1960, puis surtout lors des crises des années 1970, de nombreuses réflexions ont surgi sur la manière dont il serait possible de mettre en oeuvre des systèmes de production d’énergie sobres et non polluants. Les enjeux énergétiques n’échappent pas au moment critique des années 1968. Pour beaucoup de militants de l’époque, la société écologique ne saurait se contenter d’une  substitution des sources d’énergies renouvelables à des énergies fossiles ou à la recherche d’innovations techniques. Le défi énergétique impose l’émergence d’une société nouvelle marquée par une plus grande sobriété. Dans ce contexte, les énergies renouvelables furent créditées, parfois un peu rapidement, de toutes les vertus. Elles seraient d’abord virtuellement inépuisables puisqu’elles reposeraient sur la captation des rayons du soleil ou la force des vents, à la différence des énergies fossiles dont on craint alors l’épuisement. Ces énergies alternatives sont par ailleurs associées à une forme de pureté dont sont dépourvus les hydrocarbures. Le soleil est, par exemple, associé de longue date à la salubrité et à la pureté, voire à la régénération du corps et de l’esprit. Par ailleurs, nombre de militants considèrent ces énergies comme gratuites. Échappant à l’économie marchande, elles seraient également applicables à l’échelle de la communauté locale ou de l’individu : de ce fait, elles seraient hors du contrôle de l’État, conjurant le spectre de la résurgence d’une nouvelle forme de régime autoritaire. Loin d’être le fruit d’une prise de conscience récente, l’appel à la sobriété et la nécessité de freiner la dépendance aux combustibles fossiles n’ont cessé d’accompagner l’expansion des sociétés industrielles. Mais, hier comme aujourd’hui, elle se heurte à de multiples freins : l’inertie politique et l’influence des lobbys, les divisions de la communauté internationale, le poids des imaginaires, la confiance excessive dans l’inventivité humaine ou encore les contraintes qu’imposent des habitudes et des infrastructures dont il est de plus en plus difficile de s’échapper.

  • L’histoire des sociétés industrielles se trouve au centre des travaux de François Jarrige, historien et maître de conférences à l’université de Bourgogne. Il s’intéresse aux conflits, débats et controverses qui accompagnent les changements techniques et l’industrialisation de l’Occident. Dans la continuité de ses travaux sur l’histoire sociale des techniques et de la mécanisation au XIXe siècle, ses recherches actuelles portent sur l’histoire des pollutions et l’évolution des régimes énergétiques. François Jarrige a récemment publié, avec Alexis Vrignon, Face à la puissance, Une histoire des
    énergies alternatives à l’âge industriel (La Découverte, 2020) et, avec Thomas Le Roux, La Contamination du monde, Une histoire des pollutions à l’âge industriel (Seuil, 2017).